Lancé vendredi 04 avril 2025, à Lomé, par le sénateur togolais Innocent Kagbara, Africa First est un concept qui ambitionne de libérer l’Afrique des influences extérieures en revisitant les accords déséquilibrés et en promouvant un développement endogène, plaçant les décisions entre les mains des Africains. Dans cette interview, le président du Parti Démocratique Panafricain (PDP) revient sur l’implémentation du concept sur le continent. Lisez plutôt !
Africa First est un projet ambitieux. Concrètement, comment comptez-vous convaincre les dirigeants africains, souvent réticents à rompre avec les partenariats traditionnels pour embrasser cette vision ?
Innocent Kagbara : Notre approche est singulière. Nous ne voulons pas nous substituer aux dirigeants africains car nous n’avons pas cette légitimité. Nous voulons plus tôt les accompagner à mener une politique souveraine, loin des pressions ou d’une quelconque subordination extérieure. Nous voulons faire comprendre à l’élite africaine que seule la convergence des intérêts et visions peuvent nous affranchir de nos difficultés. Nous n’avons pas la prétention de remettre en cause ce qui est déjà fait. Il faut plutôt consolider les acquis, ouvrir de nouvelles perspectives et être à l’affût de nouvelles opportunités.
En conséquence, les partenaires traditionnels sont toujours utiles à l’Afrique, mais il faut se réinventer car la mondialisation nous impose un esprit de conquête d’où la nécessité de nouer des relations avec de nouveaux partenaires. Nous avons besoin des parts de marchés dans toutes les régions du monde pour assurer notre émergence.
La dépendance militaire de l’Afrique persiste malgré ses ressources. Votre projet propose-t-il une alternative concrète, comme une industrie de défense panafricaine, ou priorisez-vous d’abord les réformes politiques ?
L’Afrique a toujours suscité l’intérêt économique des autres pays, mais nous avons le malheur de ne pas tirer suffisamment profit de nos échanges commerciaux. Cette dépendance est également militaire. Ce domaine de souveraineté doit être suffisamment affirmé et non sous-traité. La part des budgets nationaux accordés à la défense est marginale. Il faut redoubler d’efforts.
Face aux menaces extérieures variées, l’Afrique doit adopter une véritable politique de défense panafricaine. Une forte sécurité collective additionnelle à celle des Nations Unies. Pour nous, les réformes politiques vont de pair avec l’industrie de défense. Les évènements récents nous ont suffisamment édifiés. L’Alliance des Etats du Sahel (AES) ont amorcé une politique de souveraineté dans plusieurs domaines. Nous invitons les autres Etats à faire de même. Une politique transversale et de coordination militaire est une nécessité dans un monde incertain.
La Ve République au Togo, née d’une rupture institutionnelle, a redéfini un équilibre des pouvoirs. L’Afrique a-t-elle besoin, selon vous, de ses propres “révolutions institutionnelles” pour sortir du néocolonialisme ?
Le Togo a promulgué une nouvelle constitution le 06 mai 2024. Cette promulgation fait suite aux différentes réflexions menées sur la vie politique et institutionnelle de notre pays. Un dilemme s’impose aux pays d’Afrique francophone. Faut-il transposer aveuglément les constitutions occidentales dans nos pays ? Nous croyons que non. Il faut imprégner nos constitutions de nos réalités sociologiques et politiques. L’équilibre est certes difficile à trouver, mais il faut continuer à poursuivre les réformes utiles.
L’architecture institutionnelle de tout pays doit être en phase avec le corps social qu’il est censé réguler. Le Togo est sur la bonne voie. Avec des réformes de cette nature, le peuple s’identifie et peut davantage assurer sa destinée en toute quiétude.
Les jeunes africains fuient souvent le continent par manque de perspectives. Comment Africa First peut-il les retenir, notamment face à l’attractivité économique de l’Europe ou de l’Amérique ?
La fuite de cerveau est une pathologie qu’il faut combattre. L’Afrique doit se construire une prospérité économique pour éviter de perdre ses fils et filles. Le développement de notre continent passe inévitablement par l’industrialisation. La part de ce secteur dans le produit intérieur brut (PIB) est extrêmement faible. Il faut y remédier en toute urgence. Il faut multiplier les opportunités d’emploi, créer des conditions favorables au secteur privé, encourager la création de la richesse, tout en développant une gestion vertueuse de la richesse nationale. La formation des jeunes doit être l’épicentre des politiques. Il faut transposer des modèles économiques qui ont réussi ailleurs.
Nos pays auront des solutions fiables contre le chômage de masse, en appliquant les solutions préconisées ci-dessus.
La monnaie reste un outil de domination économique. Faut-il accélérer la rupture avec le FCFA et créer une devise africaine indépendante, même au risque de sanctions ?
Le régime de l’émission de la monnaie relève du domaine de la loi. C’est indéniablement un attribut de la souveraineté. Ces dernières décennies, le FCFA a fait l’objet de contestation de la part des intellectuels, des activistes et de la société civile. De Tchundjang POUEMI « Monnaie, Servitude et Liberté » en passant par Kako NUBUKPO « l’Urgence Africaine : Changeons le modèle de croissance » et Kémi Séba, les récriminations contre le FCFA prospèrent. L’idée de l’abandon du FCFA au profit d’une monnaie souveraine n’a jamais l’objet de débats intenses et passionnées dans nos communautés.
Nous pensons qu’il nous faut une monnaie souveraine. Mais cet abandon doit se faire dans des conditions optimales pour éviter un lendemain économique incertain. Il y a de cela quelques mois la monnaie « ECO » semblait voir le jour. Je crois qu’il faut accélérer la naissance de cette monnaie. Les peuples en ont véritablement besoin. Une devise africaine indépendante est nécessaire à nos économies.
Vous évoquez des “accords déséquilibrés”. Lesquels ciblez-vous en priorité (accords miniers, militaires, dette) et quelle stratégie pour les renégocier sans représailles ?
Les rapports économiques, voir les échanges commerciaux entre l’Afrique et le reste du monde ont un caractère inégalitaire. L’émancipation de notre continent passe inévitablement par un rééquilibrage et une révision des accords miniers, militaires et les dettes contractées. L’Afrique doit pouvoir résister à la prédation des multinationales, aux accords économiques des grandes puissances trop contraignants et à l’idéologie libérale dominante des institutions de Breton Wood.
Nous devons avoir le courage de remettre en cause des clauses contractuelles économiques qui sont préjudiciables à notre économie, même au prix des sanctions. Ce bras de fer n’est pas certes à installer, mais il en vaut véritablement la peine de le faire.
Enfin, un mot pour les sceptiques qui diront que “Africa First” est un énième slogan sans lendemain… Quelle preuve de succès pouvez-vous partager dès maintenant ?
Notre mouvement est conscient des défis à relever et des critiques acerbes qu’on peut éventuellement recevoir. C’est de bonne guerre. Les résultats politiques s’obtiennent par un débat sain et démocratique. Africa First n’est pas un énième slogan, mais plus tôt une démarche réfléchie qui consiste à rendre l’Afrique souveraine.
Nous nous abstenons de donner des gages de réussite, mais nous sommes déterminés à avoir des résultats probants. L’Afrique mérite que ses fils et filles se mobilisent. Nous croyons à la convergence des luttes et des intérêts.
Merci.